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Edouard Al-Kharrat, l’Alexandrin

© Nabil Boutros

© Nabil Boutros

Romancier, nouvelliste, poète, traducteur, critique littéraire et critique d’art, Edouard Al-Kharrat s’est éteint au Caire le 1er décembre 2015, à l’âge de 89 ans. Jovial, engagé dans le champ culturel de son pays et le milieu littéraire, il a soutenu sans relâche les jeunes écrivains et jeunes poètes, à l’écoute des formes nouvelles et montrant la voie. Il a gardé l’empreinte d’Alexandrie où il est né, et marqué Le Caire où il fut un écrivain majeur de sa génération.

Né en 1926 dans une famille copte de Haute Egypte, Edouard Al-Kharrat était titulaire d’une licence en droit de l’Université d’Alexandrie. Défenseur de la cause des peuples d’Afrique et d’Asie, il s’est investi pendant vingt-cinq ans – de 1959 à 1983 – dans l’Organisation des écrivains africains et asiatiques, avant de se consacrer exclusivement à l’écriture. Il a publié une cinquantaine de textes de différentes formes – récits littéraires, traductions et critiques, entre autre -. Il a notamment traduit du français en langue arabe le livre d’Aimé Azar, La peinture moderne en Egypte, mettant en exergue les photographes, peintres et sculpteurs dont Adam Henein le plus célèbre du pays, créateur du symposium d’Assouan qui réunit chaque année pendant un mois de jeunes sculpteurs du monde entier venant travailler le granit. Il a participé à la création de magazines culturels d’avant-garde comme Lotus ou Galerie 68 et a reçu de nombreux prix – en 1999, le Prix du mérite de l’Etat et le Prix Naguib Mahfouz décerné par l’Université américaine du Caire, et en 2008 le Prix de la création romanesque décerné par le Conseil suprême de la Culture -.

Amoureux de sa ville natale, Al-Kharrat s’en est imprégné et a longuement écrit pour lui rendre hommage, à travers notamment deux de ses célèbres romans : Alexandrie terre de safran publié en 1986 et édité en France en 1990 ; et Belles d’Alexandrie, publié en Egypte en 1990 et en France en 1997. A travers des lambeaux de mémoires et de rêves, Alexandrie terre de safran donne une vision de la ville sous forme de tableaux, de bribes et d’images où le narrateur se superpose à l’enfant et à l’adolescent du roman. Ses souvenirs d’enfance, finement ciselés autour de paysages et d’objets, témoignent du quotidien de la ville dans les années trente-quarante et s’inscrivent dans un mouvement de va-et-vient, sans véritable chronologie. Métaphore de la Méditerranée, Belles d’Alexandrie, est une suite de brefs récits tissés de ses amours, des scènes de la vie quotidienne, de dialogues et de souvenirs d’adolescence dans l’Egypte des années quarante. La figure féminine comme archétype de l’énigme du monde, l’inspire.

Son ouvrage, Les pierres de Bobello, est ensuite édité en France en 1999. Al-Kharrat y parle d’un jeune adolescent qui, à partir de l’occupation anglaise, rêve de poésie, d’amour et de révolution. Les ruines de Bobello, le cimetière des Coptes, l’ancien temple d’Apollon en sont la toile de fond. L’écrivain appelle la mémoire et rejoint la patrie des morts, de l’autre côté du Nil, redonnant vie aux figures pétrifiées. La même année est publiée en France La danse des passions, une suite de nouvelles où le monde se suspend et regarde le champ social où se superposent le rêve et la réalité, l’amour et la mort, le monde extérieur et l’introspection.

« Ce rivage méditerranéen est long, étiré, fragile, de se trouver entre le plein et le vide, lieu agité d’une vie intense entre la mer et le désert libyque, comme une taille étroite et mince, dont on craint qu’elle ne se brise à tout instant » écrit-il parlant de La Méditerranée égyptienne, ouvrage écrit à quatre mains avec l’historien Mohamed Afifi où il parle d’un espace multi-ethnique et multi-culturel. La diversité culturelle de la région l’intéresse. Et dans la Préface qu’il écrit en 2008 pour l’ouvrage Les Coptes du Nil, sur les photographies de Nabil Boutros, Al-Kharrat définit l’Egypte comme « un creuset où se fondent des minerais divers en une entité singulière, à la fois harmonieuse et multiple. » Copte lui-même, il en montre les singularités : « Habité d’un sens instinctif de l’éternité, le Peuple copte vit un christianisme enraciné dans la tradition étonnement présente des Pères du désert : Antoine, Macaire, Pacôme… Un temps tissé du rythme des liturgies, des fêtes, des mystères et des sacrements mais qui n’empêche pas la vie de sourdre, joyeuse et nourricière. Comme l’eau du Nil. »

Virtuose en poésie, Al-Kharrat a décliné une vaste gamme de couleurs, d’impressions et de sentiments, redisant son amour de l’Egypte dans de nombreux poèmes en prose : « La terre est aride et désolée, telle que je l’ai toujours connue, ou toujours haïe, et souffle des vents de douleurs oubliées jamais disparues… » Il dépose ses interrogations sur la vie et l’amour, sur l’exil intérieur : « Tout le monde est oublié et passe. Pour quelle raison je cours après le rêve ? Après les chimères ? Pourquoi allumer des lampes qui s’éteindront alimentées de l’huile de mon coeur ? Pourquoi chanter quand mon chant est tissé par le vent ? Pourquoi écrire sur le sable aux bords de l’eau ? Pourquoi donner toute mon âme en encens de ton âtre ? Tout, tout est vain et dans la poigne du vent. Tout le monde est oublié et passe. »

Il laisse un vide en Egypte, un blanc sur la page, ses mots gravés sur le mur aux écritures de la Bibliotheca, à Alexandrie.

Brigitte Rémer, 1er février 2016

 

 

 

Une insoumise, Asma El Bakry réalisatrice

© Institut du Monde Arabe

© Institut du Monde Arabe

Asma a tiré sa révérence le 5 janvier dernier. Depuis quelque temps, elle n’était plus tout à fait de ce monde disent ses proches. Ses amis de Paris se sont rassemblés le 1er juin à l’Institut du Monde Arabe – autour de la projection du film Asma réalisé par André Pelle et Raymond Collet pour le Centre d’études alexandrines – pour rendre hommage à la femme et à l’artiste, profondément égyptienne – elle partageait sa vie entre Le Caire et Alexandrie – et passionnément occidentale – avec son lien complice à Paris.

Elle était aux confluences géographique, philosophique, religieuse par ses parents – sa mère fille de pacha catholique les Sakakini, son père fils d’un maître de confrérie soufie, les El Bakry – politique et artistique. Elle se battait pour l’Egypte, pour les femmes et pour l’art avec révolte et passion, franchise et provocation. Son maître absolu et modèle en cinéma fut Youssef Chahine qu’elle côtoya jusqu’à sa disparition en juillet 2008. Elle fut notamment son assistante dans Le Retour du Fils Prodigue en 1976 et participa à Adieu Bonaparte, en 1984.

Après des études en littérature française à l’Université d’Alexandrie, amoureuse de cinéma mais aussi d’histoire et de musique, Asma El Bakry traversa tous les métiers du plateau avant de prendre elle-même la caméra. Dès 1979 elle réalise son premier film documentaire : Une Goutte d’eau, voyage dans le désert occidental, du lever au coucher du soleil. D’autres documentaires expriment ses thèmes de prédilection, notamment Le Musée gréco-romain d’Alexandrie dont le co-scénariste n’est autre que Jean-Yves Empereur, spécialiste des recherches sous-marines et directeur du Centre d’études alexandrines avec qui elle effectue des plongées dans la baie d’Alexandrie, en 1994. Un an après elle tourne Le Nil, puis en 1998, Les Fatimides suivi de Les Ayyoubides, rois de l’ancienne Égypte, en 1999. Ses collaborations sont multiples avec des historiens, des intellectuels et des artistes, c’est une femme de réseaux, un passeur.

Son premier film de fiction fut l’adaptation du roman d’Albert Cossery en 1990, Mendiants et Orgueilleux, qui reçu un très bon accueil – univers de Cossery qu’elle reprendra en 2004 avec l’adaptation de La Violence et la Dérision -. En 1998, Concert dans la ruelle du bonheur traduit sa passion pour l’opéra et son amour pour le petit peuple qu’elle observe avec beaucoup d’émotion. Elle nourrissait encore des projets quelque temps avant sa mort et cherchait des financements pour tourner Tante Safia et le monastère, adapté du roman de Baha Taher. Elle souhaitait y montrer une Égypte où chrétiens et musulmans savent cohabiter et vivent en paix.

Asma telles que ses amis la décrivent, est celle « qui n’a pas froid aux yeux, un électron libre ; grand cœur grande gueule et grande culture ; qui apporte ses idées iconoclastes ; idéaliste et paysanne car très attachée à sa terre où elle vivait avec ses amis les d’animaux et recueillait les chats ; une femme hors norme qui se bat pour des idées ; une lanceuse d’alertes ; drôle et intraitable ; un cœur gros et des coups de blues ». Le film d’André Pelle et Raymond Collet rassemble d’émouvants témoignages d’amis intellectuels et artistes, de complices qui ont suivi Asma, l’insoumise, pas à pas : ainsi Joseph Boulad intellectuel d’Alexandrie et qui en connaît sur le bout du doigt les différentes strates, Golo dessinateur et grand observateur de l’Egypte, Gabriel Khoury producteur de cinéma qui œuvre en Egypte à son développement et à son inscription dans le champ international, Kénizé Mourad romancière, Alexandre Buccianti correspondant au Caire pour RFI, Mohamed Awad, professeur d’architecture à l’Université d’Alexandrie et conseiller auprès du Centre des Recherches Alexandrines et Méditerranéennes, les témoignages sont nombreux.

Après la projection s’est engagé un court débat de souvenirs impressionnistes en présence notamment de Gilles Gauthier, ancien conseiller culturel au Caire et ancien ambassadeur au Yémen, Gilles Kaepel, spécialiste du Monde Arabe contemporain, Robert Solé, écrivain et journaliste d’origine égyptienne, Mercédès Volait, directrice de recherche au CNRS, Marianne Khoury réalisatrice et productrice notamment de Mendiants et Orgueilleux et qui dit d’Asma « Elle faisait les choses qu’on avait envie de faire mais qu’on n’aurait pas osé. »

Puis Amira Selim, jeune soprano de talent et compatriote a chanté, en son souvenir, des airs d’opéra qu’elle aimait : l’air de la Musetta de la Bohème de Puccini, un extrait de Roméo et Juliette de Gounod, La Reine de la nuit de La Flûte enchantée de Mozart, et des Chansons égyptienne de Sayyed Darwish et Omar Khayyan.

Asma comme le tonnerre…  est partie en musiques, en douceur et applaudissements.

Brigitte Rémer